Bon temps dans le Yunnan

J’arrive dans la province du Yunnan 云南 par les rails. À peine la frontière passée, le soleil fait son apparition et sublime le paysage aux couleurs éclatantes. Terres rouges, roches jaunes, noires et cramoisies, camaïeu de vert manifesté par une végétation luxuriante, rivières indomptées et ciel bleu, avec ça et là des villages et petites cités entourées de cultures. Des groupes de personnes entretiennent les plantations, panier sur le dos et machette à la main, parfois accompagnés d’animaux. Au moment où je passe, nombreux s’affairent à récolter la canne à sucre, gros bâtons rassemblés en bouquets qui semblent peser bien lourd. J’aime particulièrement les voyages en train, confortablement bercée par son mouvement et le décor rustique qui défile par la fenêtre. Le paysage paraît aussi proche qu’inaccessible, intimement traversé à toute allure. Dommage qu’on ne puisse pas stopper le convoi pour descendre en pleine campagne. Cette flamboyance me fait revenir à la vie, comme si j’avais enlevé des lunettes au filtre maussade. J’en ai presque mal aux yeux.

Kunming 昆明, la ville au printemps éternel porte bien son petit nom. D’innombrables fleurs envahissent gaiement la zone et procurent un climat de légèreté accompagnées du chant des oiseaux. Je passe un long séjour dans le coin, à profiter des nombreux parcs, au bord du Lac Dian 滇池 notamment et dont certains sont de véritables forêts abritant des temples majestueux et je visite quelques bourgades alentours comme Puzhehei, zone humide affichée en image d’en-tête. Les plaisirs simples qu’on trouve communément en ville m’occupent tranquillement; marchés, flânage dans les rues et dans les parcs, cinéma, musée, cafés, petits stands de nourriture et de nombreux kilomètres à hasarder à vélo durant lesquels je m’occupe en chantonnant. Outre les reprises et mélodies improvisées, voici le top 3 de mes compositions « les jolies fleurs jaunes », « j’ai mal au cul » et « la pédale est tordue ». Je suis encore loin de pouvoir envisager une carrière de chansonnière et qu’importe, trop de sérieux pourrit l’amusement. L’expression de ces inspirations espiègles ont occasionné de sympathiques rencontres, emplies d’allégresse et de simplicité.
Lors de mes déplacements, j’atterris dans des endroits insoupçonnés. Avec étonnement, je découvre différents centres commerciaux totalement abandonnés ou partiellement. Sur plusieurs étages et dans des sous-sols immenses, une étrange sensation de vide m’entoure et après quelques frissons, d’une certaine manière me réconforte. Ce néant silencieux, totalement délabré et à l’opposé même de l’hospitalité m’aide à mieux me ressentir, comme si je trouvais une compagnie chaleureuse en moi-même. Ces infrastructures délaissées me rappellent aussi que certains projets, même s’ils ont déjà pris forme, sont voués à disparaître plus précipitamment qu’escompté. Je déculpabilise par rapport à ma situation et je me sens moins seule.

Jolies petites fleurs violettes
Extérieur du Musée des Minorités Ethniques du Yunnan

En dehors des moments de ravissement qui remplissent la majeure partie de mes journées, j’ai éprouvé ma première peine depuis mon arrivée en Chine. Un jour que je visite le Temple Yuantong 圆通寺, très fréquenté, je suis envoutée par les nombreuses personnes qui viennent faire brûler des encens et se prosterner de manière cérémoniale. N’étant pas accoutumée avec la façon de faire, je m’instruis en quelque sorte en les observant, tout en appréciant le spectacle avec distance. Inopinément, je discerne le mot « Américaine » (美国人 – Měiguórén) et aperçois un homme me désigner en me fixant avec mépris. Je le défie d’abord du regard. Ce genre de situation ne m’atteint généralement guère, n’ayant que faire de la grossièreté d’un sot personnage qui ne me connaît même pas. Pourtant, un flot d’émotions fait surface, comme si elles avaient profité de la brèche pour enfin s’exprimer. Je suis toute secouée et vais discrètement m’asseoir dans un coin. Quelques larmes coulent doucement. Mon comportement était il déplacé ou blasphématoire ? Avec humilité, je m’adresse aux Déités qui occupent le lieu pour leur exprimer ma sincère bienveillance en entrant ici. Je ressens une enveloppe apaisante autour de moi, me permettant de me recueillir en silence pendant quelques instants. Je me remémore les épreuves que j’ai traversées, les projets anciens dans lesquels j’avais mis tant d’énergie et d’espoirs, subitement abandonnés, à l’image des centres commerciaux. Je pense à mes proches et au précieux soutien qu’ils m’ont accordé à chaque étape, depuis toujours. L’annonce de mon départ a été déroutante du fait de sa radicalité, pouvant paraître précipité voire même irréfléchi. C’est bien légitime, il m’a moi-même fallu un certain temps, peut-être jusqu’à aujourd’hui, avant d’assumer entièrement la portée de ce changement. Je leur exprime toute ma reconnaissance et dans le cœur la distance importe peu. Je suis en paix avec ce que j’ai laissé derrière, même si d’une certaine perspective c’était confortable et sécurisant. Longtemps, je me suis autopersuadée être passionnée, sur la bonne voie, mais pourtant une seule idée revenait en boucle dans ma tête: déguerpir. Je ne sais pas quoi ni où, mais quelque chose d’autre m’attend et ma foi en la vie est plus grande que jamais. Cela me suffit pour avancer en confiance. Pour commencer, je travaille à faire de la place en moi, à créer assez d’espace vide pour permettre à la nouveauté de s’installer. Cela demande de la patience mais rien ne presse, chaque jour fait son œuvre.
Le fameux monsieur réapparaît et cette fois-ci m’évite du regard. Je ne m’en formalise pas, plutôt contente qu’il ait permis à cette vague de déferler et je l’en remercie.

Je m’assieds ici un instant

Je passe le Nouvel An Chinois à Kunming, aussi appelé Nouvel An Lunaire ou Fête du Printemps. Cette célébration haute en couleurs qui réjouit de nombreux pays d’Asie célèbre le renouveau de la nature, période propice pour repartir sur des bases fraîches. On fête en famille, à l’image de notre Noël occidental et c’est l’occasion de retourner sur son lieu d’origine ou de profiter du congé pour voyager avec ses proches. Toutes les personnes que j’ai rencontrées sont d’ailleurs parties rejoindre les leurs pour une parenthèse « cocooning » tant attendue. On comprend facilement le mouvement engendré. Les trains, hôtels et sites touristiques risquent d’être bondés et les bains de foule inévitables, en plus des prix qui flambent. On m’a mise en garde sur ce point à de multiples reprises, j’aime autant rester ici et éviter les attroupements.
Le soir du réveillon, j’arpente le centre-ville à la recherche d’animations quelconques. Or, les rues sont dépeuplées et les bars littéralement vides, il ne se passe pas grand chose. Je trouve une présence amicale auprès d’une femme qui vend du tofu grillé et nous passons le cap ensemble. Bien que j’imaginais faire un peu la fête je ne suis pas déçue. Les festivités s’étalent sur 15 jours, de la Nouvelle Lune du premier mois jusqu’à la Pleine Lune qui suit, la Fête des Lanternes. Le calendrier traditionnel, calendrier agricole, est basé sur les mouvements de la Terre autour du Soleil, combiné aux cycles de la Lune. Chaque année, l’un des 12 animal du zodiaque chinois (rat, bœuf, tigre, lapin, dragon, serpent, cheval, chèvre, singe, coq, chien, cochon) est associé à l’un des 5 éléments (terre, métal, eau, bois, feu) pour former une boucle de 60 ans. Avant cela même, on se référait aux 12 Branches Terrestres et 10 Tronc Célestes formant eux aussi un cycle sexagésimal à la manière d’un engrenage. Le sujet est bien spécifique et je n’ai pas les compétences pour le développer ici.
Cette année, l’énergie du Dragon de Bois nous accompagne et nous encourage à avancer dans les projets qui nous tiennent à cœur, tout en restant attentif et circonspect afin d’éviter trop de dispersion. À chacun d’agir ! Notons que le calendrier grégorien, désormais calendrier officiel, a été instauré en Chine par Mao pour marquer une ère nouvelle conciliée avec le monde occidental. Dès lors, on jongle avec les deux sans gêne.
Les lanternes rouges sont plus nombreuses que d’habitude les Dragons sont spécialement mis à l’honneur cette année. Feux d’artifice et pétards explosent à toute heure et sur plusieurs jours, me faisant sursauter dans mon sommeil plus d’une fois. Ils sont encore plus puissants que ceux observés jusqu’à maintenant, les démons ont assurément fui comme escompté. Des bandeaux rouges portant les vœux pour la nouvelle année ornent les entrées des commerces et habitations et on fait brûler de gros encens purificateurs. Une bonne santé financière est le souhait le plus répandu, sans aucun tabou contrairement à l’idée d’un sujet problématique qu’on a souvent en Occident. Dans la pensée chinoise, ce qui enrichit n’est pas le fait de posséder de l’argent mais plutôt de le faire circuler et il est vertueux de contribuer à l’abondance collective. Avoir du flouze est favorable et cela s’entretient, au même titre qu’une bonne vitalité physique.

Entrée des habitations

Coïncidence ou non, la perception du temps est un sujet qui me questionne beaucoup en ce moment. Temps ennemi, constamment à mes trousses et qui trop souvent me stresse, me manque ou m’emprisonne. Je ne compte plus les fois où je me suis dit qu’il était trop tard, que je n’avais pas le temps ou regretté d’avoir gaspillé inutilement ces si précieuses minutes. Encore aujourd’hui je me sens malade du temps, en course contre la validité de mon visa qui a dépassé sa moitié sans que je m’en aperçoive. Je me demande déjà ce que je vais faire après. Essayer de repousser l’échéance ? Partir ? Faire un tour du monde ou m’installer quelque part ? Mon rythme de voyage pourrait facilement être accéléré pour me permettre de visiter un maximum de localités dans ce grand pays. Il est vrai que j’avance à un rythme lent et que la distance entre mes étapes est relativement courte. Les endroits dont je rêve sont innombrables, en Chine comme ailleurs. Même la petite Suisse dans laquelle j’ai passé tant d’années recèle encore bien des mystères. Aller partout est irréalisable, il faut se faire une raison.
Pour l’instant j’ai envie d’en savoir plus sur le mode de vie et la conception du monde perçue par la culture chinoise. Ce grand pays à l’évolution tellement rapide qu’il nous faire peur est empli d’une sagesse qui mérite qu’on s’y attarde et je commence tout juste à effleurer certains concepts qui me paraissaient jusqu’alors contradictoires ; modernité/tradition, liberté/restriction, rapidité/lenteur, vides/pleins, ouverture sur le monde/obstruction et ainsi de suite. M’y confronter favorise un examen de mes croyances en profondeur, plutôt salutaire. Habituée à raisonner d’une certaine manière par réflexe, je m’applique à repérer les automatismes pour ensuite les valider ou non, conformément à la vérité que je souhaite vivre. L’exercice demande une attention quotidienne et n’est pas si simple qu’il n’y paraît. Au stade où j’en suis, je pars du principe que rien n’est vrai mais force est de constater que certaines habitudes sont tenaces !
J’essaie donc de comprendre la façon dont les Chinois expriment et vivent le « temps » qu’ils nomment 时间.  时 « shí » renvoie à la notion de saison, d’occasion, de période et 间 « jiān » à l’interstice, ce qui est entre. Plus explicite encore, la langue ignore la conjugaison et use d’auxiliaires pour indiquer la façon dont les situations bougent et évoluent, ne faisant ainsi aucune référence au passé-présent-futur de manière directe. On comprend déjà la différence avec notre définition du temps, qui entend une succession de points fixes sur un axe linéaire, externe à nous-même. Dans la philosophie chinoise on envisage une énergie de dimension cosmique, souple et non figée, dans laquelle naviguer avec fluidité. L’idée d’un temps fluctuant sur lequel on n’a aucune prise implique une grande souplesse mentale. En ce sens, il paraît naturel d’avoir des moments d’oisiveté où le temps ne compte pas, des bulles dans lesquelles on n’a pas à souffrir sous le poids de l’action et où l’on peut être, simplement. À maintes reprises j’ai observé des personnes endormies, peu importe l’heure et l’endroit. Cela atteste bien de l’aisance que les Chinois ont dans l’inaction, eux-mêmes qui sont d’une efficacité incontestable. Encore, il est inutile de se fier aux heures d’ouverture affichées ainsi qu’aux dates de péremption des emballages, autres exemples de l’élasticité du temps. Quant aux trains, eux, ils respectent bien l’horaire indiqué.
Pour commencer la pratique, je m’impose des moments de pure inaction, excluant toute occupation qui semble adéquate mais qui en fait cache une une forme d’activité comme la sieste, la lecture, naviguer sur les écrans, prévoir que faire plus tard, écouter de la musique ou méditer.
Je m’entraîne assidûment à ne rien faire.
Être.
J’habite le temps et il m’habite, je suis l’infini. 

Dans les rues de Kunming
Bord du lac Dian
Poissons dans l’étang d’un Temple

8 commentaires

      1. Coucou Estelle, merci pour toute cette humilité que tu incarnes et que tu transmets dans tes écrits, c’est très touchant..
        J’ai un immense plaisir à te lire et à apprendre au travers de tes ressentis. Pour cette nouvelle année, je te souhaite que ce chemin continue de te mener vers la sérénité, avec toutes les leçons qu’il comporte. Je t’envoie une toute belle pensée

  1. Très beau texte Estelle! Tu écris d’une façon très fluide, plaisante à lire.. peut-être devrais-tu noter tes meilleures adresses et en faire un guide ;-)))

  2. Merci Estelle pour ton récit.
    Si tu peux passe par le Japon après la chine, j’adore ce pays ( par contre il est cher).
    Belle continuation et vive le Tofu.

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