Cap sur la Lune

Un matin de plus avec l’esprit brouillé, cerveau omelette ou spaghetti. Envie de dormir, encore, de longues heures ou même quelques minutes seulement. En mon corps s’affrontent transpiration intense, soif ardente et besoin pressant d’aller aux toilettes. Je ne sais pas laquelle de ces sensations me tire hors du lit mais ça y est, le sommeil est vaincu. Aucune idée de l’heure qu’il est, pas plus d’avis sur la date ni le nombre de jours passés ici. Au fond, cela m’importe peu. Le temps s’écoule de manière déformée, irrégulière, dans une lenteur d’une rapidité folle. Les jours se suivent et se ressemblent, pas grand-chose à faire à part maintenir la propreté du Bucanero et assurer notre survie. Gratter la coque sous l’eau, cuisiner, faire le ménage, la vaisselle, nettoyer les crottes de nos compagnons chien et chatte à bord, Buca et Touline. Le reste du temps, on s’occupe chacun de notre côté. Ou ensemble, selon l’humeur, le capitaine, ma co-volontaire et moi.

Ça fait bien longtemps que je n’ai pas marché plus de dix mètres d’affilée. Mes jambes se demandent ce qui se passe et s’impatientent parfois, elles qui aiment tant se mouvoir. Alors, je fais des étirements et quelques brasses lentes lorsque l’eau n’est pas trop dègue. Il faut dire que l’endroit n’a rien de paradisiaque, et c’est ce qui fait tout le charme de l’expérience. L’authenticité crue d’une cale sèche et chantier de rénovation en zone industrielle philippine. Le décor me plaît contre toute attente. J’ai manifestement besoin de sale, besoin de voir la vérité brute. Cette partie de la réalité qu’on préfère dissimuler pour faire bonne figure. De nombreux cargos se font apercevoir, accompagnées de bruits lourds de métal frappé en rythme. Cela ou le karaoké à plein volume qu’on entend comme si on était juste à côté. Véritable exutoire qui semble avoir un effet thérapeutique plus que musical, gueuloir sympathique auquel l’oreille se fait à force de répétition.

Je ne vois pas grand-chose des Philippines. Ce que je peux dire, c’est que le peu de personnes que je rencontre, lors de mes rares expéditions à terre, ont le cœur sur la main et me proposent leur aide de façon sincère et désintéressée. Même pas besoin de lever le pouce pour être prise en camionnette, par exemple, direction l’aéroport à plus d’une heure de route.

Buca
Touline

La terre et les animaux qui la peuple me manquent. Ou le simple fait de bouger, de voir le paysage avancer devant mes yeux. Je soulage cette privation en regardant le soleil se coucher derrière les montagnes arborisées, mon esprit se remémorant certaines scènes avec délectation.

Virevolte vole, l’écho des oiseaux et le chant des arbres.
Emmenez-moi au-delà des pensées, dans un monde sans temps.
Une seconde, une semaine, une année se fondent en un souffle perpétuel.
Le sable émouvant, sous mes pieds se change en traces de pas évanescentes.
Où vont-elles ?
Se mêler au bruit des vagues et à la pluie qui tombe doucement, sans autre but que la présence, ici et maintenant, avant de disparaître sans façon.
La danse des éléments se déploie sans direction, comme rêve, une réalité souple où chaque instant est une éternité fugace.

L’abîme se révèle fécond, et l’éphémère s’épanouit dans l’infini.

Ce soir, comme souvent, nos voisins nous rejoignent avec leurs instruments pour une jam arrosée de rhum local. Djembé, guitare, contrebasse, harmonica, ukulélé, kazoo, notre musique couvre facilement celle du karaoké. Même Buca, tel un loup, nous accompagne de son chant. Finalement, après s’être endiablés, entraînés par notre symphonie, le calme de la nuit nous enveloppe et invite aux confidences sous les étoiles qui nous écoutent discrètement et qui, peut-être, aideront nos rêves à se matérialiser. Le capitaine prend la parole et nous partage avec sentiment une part de son monde intérieur. En voyage depuis qu’il a 16 ans, d’abord avec un sac à dos avant de commencer la navigation en solo 18 années durant, la vie nomade est sa norme. Il ne connaît pas réellement d’autre quotidien. Finie, la sensation grisante de l’arrivée en contrée inconnue, l’effervescence lors de la traversée des océans et les longs moments de solitude. Bien évidemment, il reste des coins de la planète inexplorés, mais il s’agit d’autre chose. Il lui manque la trouille, le trac, l’excitation de se lancer dans une aventure en ne sachant rien à l’avance. Ce qui l’anime dorénavant, ce qui avive sa flamme intérieure, c’est la vie sédentaire. Un vrai défi pour lui, doux mélange d’appréhension et d’excitation. Carmen est sa dernière escale, c’est décidé. Ici même il vendra sa maison flottante, mouvante, pour acheter un terrain immobilisé, assez vaste et sauvage pour continuer une vie de pirate malgré tout.

La nuit se déploie et la Terre poursuit sa rotation autour du Soleil. De plus en plus calmes, le silence s’installe, tel un soupir. Être à l’aise dans le silence n’est pas aisé avec tout le monde et révèle une certaine complicité, au-delà des mots. Je m’imprègne de la douceur de ce moment.

Soudain, un chant lointain flotte dans l’air comme un songe suspendu. Je crois d’abord halluciner, c’est peut-être l’effet du rhum mélangé à la fatigue. La résonance s’intensifie et atténue l’incertitude. Je regarde mes camarades qui eux aussi paraissent entendre quelque chose, interloqués par ce concert éthéré venu de nulle part. Nos regards se cherchent, personne ne parle. La mélodie se poursuit, nous envoûtant de plus en plus profondément vers un univers qui semble parallèle à celui qu’on connaît. Peu à peu, le langage se clarifie et ces mots se distinguent : « Venez ! » « Rejoignez-moi, n’ayez pas peur. » Aussi fou que cela puisse paraître, la Lune essaie de communiquer avec nous. Aucune explication ni preuve et pourtant, j’en ai la certitude. Lorsque tous, nous la fixons avec étonnement, elle nous répond : « Oui, c’est bien moi. La Lune. Je suis là, avec vous depuis toujours, et ce soir vous m’entendez enfin. Soyez mes invités. »

Les mots de la Lune flottent encore dans l’air, comme une brise délicate caressant nos âmes. Inanimée jusqu’à présent, elle semble désormais vivante, comme si elle avait décidé de nous offrir un cadeau rare. Une lueur étrange commence à se matérialiser devant nous, une sorte de brume argentée qui trace une voie dans l’espace. Impossible de refuser cette invitation céleste. Le capitaine murmure, rêveur : « Il est temps de répondre à cet appel. »

Ni une ni deux, nous préparons le Bucanero pour un voyage inédit. L’équipage, désormais empli d’une détermination nouvelle, œuvre avec une synchronie presque surnaturelle. « Hissez les voiles, on lève l’ancre ! » Le voilier se transforme lentement en un vaisseau cosmique et la mer, habituellement familière, se change en un miroir céleste qui reflète la lumière de la Lune et des étoiles.

Magie, défiant les lois de la gravité le vaisseau s’élève dans les airs. Rapidement, le monde terrestre se réduit à une tache lointaine derrière nous. La Lune nous guide à travers un sentier d’étoiles filantes, nous traversons des nébuleuses aux couleurs flamboyantes et apercevons des constellations jamais vues auparavant. Chaque étoile semble vibrer en harmonie avec notre propre quête. À mesure que nous nous rapprochons de notre cap, une étrange sensation d’irréalité nous envahit. La Lune elle-même paraît se dérober, se mouvoir dans un ballet de lumières et d’ombres, comme si elle se jouait de nous. Les visions se mêlent, alternant enchantement et illusion. Le bateau tangue sur les vagues invisibles du cosmos et les étoiles chantent une mélodie presque mélancolique. Le voyage devient alors une exploration des confins de notre propre imagination. Le temps semble se dilater. Alors que nous croyons presque avoir atteint notre destination, nous prenons conscience que la Lune, dans sa splendeur inaccessible, reste une promesse plutôt qu’une réalité tangible.

Finalement, alors que l’aube commence à poindre à l’horizon, la Lune se retire doucement, comme un secret chuchoté au vent. Bercés par la douceur du matin, nos regards se croisent avec un mélange d’émerveillement et de reconnaissance. Nous savons que ce voyage, bien que sans fin véritable, est une exploration du merveilleux, une danse avec l’inconnu. Le mystère de la Lune reste intact, comme une promesse d’aventure pour ceux qui savent écouter et rêver. Le Bucanero, désormais ancré dans un lieu immuable, nous rappelle que la beauté du chemin réside dans la quête elle-même et dans les histoires que nous choisissons de raconter.

4 commentaires

  1. Coucou Estelle
    Fascinante histoire
    « Apprivoiser la 🌓 » comme le petit prince et le renard
    Belle suite je t’embrasse fort

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